Un collque international du réseau international de recherche Zoomathia se tiendra du jeudi 24 au samedi 26 octobre 2024 au campus Condorcet et au Collège de France sous le titre «Il ne leur manque que la parole» : Sons, cris et voix des animaux dans les cultures antiques et médiévales.
“De naturis animantium : Leonum est fremere uel rugire, tigridum rancare, pardorum felire, pantherarum caurire, ursorum uncare uel saeuire, aprorum frendere, lyncum urcare, luporum ululare, serpentium sibilare, onagrorum mugilare, ceruorum rugire, boum mugire, equorum hinnire, asinorum rudere uel oncare, porcorum grunnire, uerris quiritare, arietum blatterare, ouium balare, hircorum miccire, haedorum bebare, canum latrare seu baubari, uulpium gannire.” Suétone, Prata, frag. 161.
Programme
Jeudi 24 octobre 2024, Campus Condorcet (Aubervilliers), Centre de Colloques, Auditorium 250
- 9h-9h30 – Accueil
- 9h30-10h – Introduction
Session 1 : Antiquité gréco-latine
- 10h-11h – Conférence inaugurale par Frédérique Biville (Pr. émérite, Université Lumière Lyon 2), Représenter les émissions sonores animalières dans les structures phoniques du langage humain. Le témoignage du monde romain
Dans quelle mesure le langage humain, ‘articulé’, est-il à même d’évoquer – sinon de reproduire, comme le ferait une technique d’enregistrement sonore – un autre type de ‘langage’, celui des émissions vocales, ‘brutes’, des animaux ? Comment les Romains ont-ils donné à entendre ces productions animalières à travers le filtre, doublement réducteur et déformant, des structures linguistiques propres aux langues latine et grecque, et de leurs représentations écrites ?
Nous nous intéressons à la diversité des procédés d’analyse conceptuelle et de mimétisme sonore, linguistique et stylistique, auxquels ont eu recours les Romains, en jouant sur les différents niveaux de l’analyse linguistique : sélection des phonèmes, et symbolisme sonore attaché (ou attribué) aux unités phoniques ; structures syllabiques, et processus itératifs ; mots de formation ‘impressive’, onomatopéique (noms d’animaux et désignation de leurs cris) ; enchaînements phoniques énonciatifs et rythmiques.
Cette diversité de procédés témoigne à la fois de l’attention que les Romains ont portée à l’environnement sonore dans lequel ils évoluaient, de leur créativité en matière de création lexicale et de production littéraire, et surtout, d’une réelle réflexion linguistique, spécifique et originale, fondatrice des études modernes.
- 11h : Oliver Hellmann (Univ. de Trèves), Animal Sounds in Aelian’s De Natura Animalium
With hundreds of short narratives Aelian’s De natura animalium presents a diverse picture of animal life, based primarily on the tradition of Greek zoological texts. Animal sounds of birds, insects, fish, and mammals form an integral part of this picture. In this paper, animal sounds in Aelian’s narratives will be analyzed in view of the underlying concepts of sound and language from a human perspective. Key questions are as follows: What categories are used to distinguish sounds? What comparisons are made? What kind of theory of physiology and sound production can be discerned? How do animals become able to produce sounds? What functions and purposes of animal sounds are ‘seen’ and ‘heard’ in intraspecific or interspecific animal interactions as well as in interactions between animals and humans? How did humans use animal sounds for their own ends?
- 11h45 – Alessandra Scaccuto (Univ. Côte d’Azur), Ergo si varii sensus animalia cogunt /muta tamen cum sint, varias emittere voces… (Lucrèce, 5.1087-1088) : les variations des chants des oiseaux dans les savoirs zoologiques latins
Dans un passage de Pline l’Ancien (NH, 10.80), les variations des émissions sonores de la merula (merle) selon la saison sont décrites par une sorte de climax descendant. Elles passent, en effet, du chant (canit), par le balbutiement (balbutit), au silence (muta), et elles s’accompagnent d’un changement de couleur des plumes. De même, Pline attribue aussi à la luscinia (rossignol) des variations dans son chant (alia vox fit, NH, 10.85) au fil de l’été, ce qui se produit encore une fois en combination avec un changement de couleur. D’autres exemples de variation des chants d’un même oiseau se retrouvent dans les textes latins, et peuvent aussi inviter à envisager un critère fonctionnel pour la variation (et non plus saisonnier).
Ces variations sont-elles homologues entre elles ? Sont-elles exprimées par le même lexique ou bien par un vocabulaire similaire ? S’agit-il d’une variation selon la saison / selon la fonction de l’émission sonore, ou bien y a-t-il d’autres critères (une fonction esthétique, par exemple) ?
L’attention portée par les Romains à la variation de l’expression sonore au sein d’une même espèce d’oiseau, ainsi que l’homologie avec le lexique de la voix humaine pour l’exprimer, soulèvent par ailleurs la question de la mise en parallèle entre les voix animales et les voix humaines. On approfondira, en ce sens, les valeurs pragmatiques que des verbes tels que cano, balbo ou un adjectif comme mutus (attribués au merle) peuvent avoir dans les contextes de la communication humaine à Rome, à savoir le chant, le balbutiement et le silence. Que peuvent-apporter les exemples d’oiseaux qui présentent cette palette d’émissions sonores à l’idée d’une opposition entre les humains et les animalia muta ?
12h30 – Déjeuner sur place
- 14h – Maud Pfaff-Reydellet (Univ. de Strasbourg), Le molosse et la corneille : la vaste gamme d’émissions sonores déployée par les animaux chez Lucrèce, Virgile et Ovide
Lucrèce décrit l’origine du langage chez les hommes en soulignant qu’il n’y a rien là d’étrange, « puisque les animaux privés de la parole, et même les espèces sauvages poussent des cris différents, suivant que la crainte, la douleur ou la joie les pénètre » (DRN V, 1059-61). Il cite en exemple les émissions sonores, variables selon les circonstances, des chiens Molosses, d’un étalon et d’oiseaux divers : cinq émissions de voix sont distinguées chez le chien de garde et pour le cheval, trois types de hennissement. Puis il décrit les oiseaux chasseurs, dont le cri diffère selon qu’ils fondent sur leur proie ou luttent pour la garder, et les oiseaux chanteurs, corneilles et corbeaux : les modulations des uoces annoncent des variations météorologiques.
Ce développement fait l’objet d’une réécriture dans les Géorgiques, où Virgile évoque « la corneille importune qui appelle la pluie à pleine voix » (I, 388) et les corbeaux qui, « resserrant leur gosier, répètent trois ou quatre fois des notes claires » au retour du soleil, avant de « jacasser entre eux dans le feuillage », transportés de joie. (I, 410-414) Virgile cite Lucrèce, la comparaison homérique avec les oiseaux du Caÿstre et le passage d’Aratos consacré aux signes de la pluie. Sa description des uoces, émissions de voix variables selon les circonstances, permet de mieux percevoir le rôle des oiseaux chanteurs (oscines) dans les présages à Rome.
Ovide évoque à son tour le corbeau et la corneille, en écho à Virgile et aussi à Hésiode, Pindare et Callimaque. La métamorphose en corneille d’une fille de roi poursuivie par Neptune éclaire le comportement de cet oiseau avant l’orage, sa course sur la plage et sa façon d’appeler la pluie à pleine voix. Le poète donne la parole à la corneille, qui raconte elle-même son histoire au corbeau. Or il ne prête aucune attention à la bavarde (garrula) et méprise ses prédictions. L’humour d’Ovide propose une réflexion sur la singularité d’un chant d’oiseau lancinant, avec un regard décalé sur l’interprétation des signes sonores dans la divination à Rome.
La compréhension de la sonosphère animale nécessite une attention au détail et une connaissance du milieu naturel dont témoignent les trois poètes latins. L’acuité de leur écoute est due à leur érudition alexandrine, mais s’explique aussi par la proximité avec les animaux dans la vie quotidienne. Les savoirs concrets sur les bêtes, nés de l’observation attentive, étaient largement partagés, ce qui incite à l’humilité les modernes, souvent incapables de distinguer tant d’inflexions de voix chez un chien, ou différents types de chant chez le même oiseau.
- 14h45 – Thomas Galoppin (Univ. de Toulouse), Quand les chiens aboient, la divinité passe : le rôle des communications animales dans des pratiques divinatoires et des incantations d’époque romaine
Dans la seconde Idylle de Théocrite, au IIIe siècle avant notre ère, les chiens aboient lorsqu’Hécate se manifeste en réponse à une invocation et au IVe siècle de notre ère, dans une prescription de rituel dit « magique », un chien façonné en cire doit aboyer lorsqu’un rite similaire a atteint son objectif. Ces deux mentions à plusieurs siècles de distance d’une voix animale considérée comme le signe d’une action divine sont deux exemples d’intégration des communications animales non humaines dans le dialogue entre l’humain et le surhumain. Les témoignages sont littéraires – ou du moins en partie, dans le cas des prescriptions rituelles. Les descriptions poétiques de rituels, en grec ou en latin, mettent en scène les compétences exceptionnelles de certains agents rituels. Parmi celles-ci, la maîtrise d’une linguistique plus qu’humaine est un signe d’excellence, qu’il s’agisse de la capacité de parler d’une voix animale pour s’adresser aux dieux – comme la magicienne Erichto dans La Pharsale du poète latin Lucain – ou de la capacité de comprendre les langages d’animaux pour en tirer un savoir privilégié – fondement d’un rite transmis par un lapidaire grec versifié du IIe siècle avant notre ère, le lapidaire « orphique ». Toutefois, des documents liés étroitement à des opérations rituelles dites « magiques » témoignent aussi du fait que les puissances divines ou démoniques peuvent s’exprimer, entendre ou agir sur un mode animal. Des incantations sur amulettes décrivent le langage animal de puissances démoniques, tandis que les formulaires « magiques » gréco-égyptiens sur papyrus donnent à voir différents usages de langages animaux, notamment dans l’adresse à des divinités que l’on peut nommer dans la langue des oiseaux ou dans celle des singes. Des échos de ces invocations dans des voix animales peuvent également être recherchés dans les représentations iconographiques d’animaux louant ou adorant une divinité, en particulier sur des intailles dites « magiques » : ces images confèrent une attitude rituelle à des animaux en donnant à voir la parole animale selon des dispositifs graphiques qui n’ont pas encore été étudiés en ce sens.
Comment ces langages animaux sont-ils écrits, décrits ou transcrits dans la documentation rituelle ? Quelles significations ou quelles capacités d’action leur accordaient-on ? Comment s’articulent une tradition égyptienne, qui reconnait une attitude rituelle dans les cris et gestes de certains animaux, et une tradition grecque qui par ailleurs valorise la compréhension des langues animales chez les devins les plus excellents ? Textes littéraires et documents de la pratique, textuels aussi bien qu’iconographiques, doivent être mis en série et en comparaison pour mettre à plat le panel de représentations dans lesquelles un mode de communication animal se substitue à la parole humaine pour exprimer des pouvoirs divins. Il s’agit de comprendre comment ces pratiques incantatoires et divinatoires, à l’époque impériale romaine, explorent le langage – vocal, mais aussi gestuel – des non-humains, quelles réalités éthologiques ont été sollicitées, quelles traditions iconographiques et mytho-poétiques régionales ont été (ré)activées. L’objectif final est de mieux mesurer la portée de ces réalités et le poids de ces traditions dans la représentation que les Anciens se faisaient d’une pluralité du langage au-delà de l’anthropomorphisme.
15h30 – Pause
Session 2 : Moyen Âge et Renaissance
- 16h – Donovan Giraud (Univ. de Lyon 2, Ciham), Les corbeaux au Moyen Âge : imitation, apprentissage des sons et du langage humain
Une partie de mes réflexions porte sur les nombreuses valeurs attribuées aux émissions sonores du corbeau, depuis les cris saccadés interprétés comme signes des événements à venir jusqu’aux croassements gutturaux suscitant les émotions les plus variées et fondant l’origine même de son nom.
Dans le cadre de ce colloque international, il me semble opportun de présenter mes réflexions sur un aspect de cette thématique majeure qu’est la production sonore du corbeau : sa capacité à imiter et à reproduire des sons qu’il a pu apprendre par l’homme ou par lui-même. De fait, plusieurs problèmes se posent, à commencer par une question d’ordre épistémologique, relative à la connaissance même de cette capacité mimétique. Quel est le poids de l’héritage des autorités antiques à ce sujet ? Dans quelle mesure les auteurs qui en parlent – les encyclopédistes, par exemple- en ont fait personnellement l’expérience ? De surcroît, on peut légitimement se demander s’il y a une spécificité du corbeau en ce domaine, en comparaison à d’autres oiseaux oscines tout aussi capables de reproduire des sons, à l’instar du perroquet, de la pie, du choucas ou de l’étourneau. On peut aussi se questionner sur la valeur attribuée alors à cette capacité, dans la mesure où de nombreux corbeaux ont été apprivoisés, dressés et intégrés au sein de ménageries monastiques, ecclésiales et princières. Est-ce que leurs capacités vocales ne font que susciter un amusement curieux ? Peut-on entrevoir une volonté d’établir une communication extra-spécifique entre l’homme et l’oiseau ?
Si les ouvrages des encyclopédistes latins allant du XIIe au XVIe m’offrent une matière importante pour apporter des réponses à ces interrogations, il me paraît nécessaire d’établir un parallèle avec tous les documents qui mettent en scène ou décrivent ce processus d’apprentissage, des littératures médiévales à l’iconographie en passant par les travaux des folkloristes et des sources comptables, tout en étant attentif aux travaux des éthologues à ce sujet.
- 16h45 – Martha Beullens (Université libre de Bruxelles), Des oiseaux et des hommes : signifier par le chant chez Albert le Grand
À la suite d’Aristote (De l’âme, II, 8, 420b 29-33), Albert le Grand considère que tous les animaux ne sont pas dotés de la voix. Il distingue celle-ci du son, selon un double critère matériel (relatif aux instruments nécessaires à sa production) et « formel » (elle s’accompagne nécessairement d’une signification, formée par l’imagination – ou, chez l’homme, par la raison). Ainsi, « tout son animal n’est pas voix […] : en effet, il arrive parfois que la langue émette un son que l’imagination ne forme pas, comme quand ceux qui toussent émettent des sons » (Albert le Grand, De anima, II, tr. 3, cap. 22). En revanche, « les voix sont toujours significatives : en effet, elles se signifient au moins elles-mêmes […] » (Peri Hermeneias, I, 2, 1).
De quelle signification s’agit-il ? Malgré un certain flottement dans l’usage des termes signum et significare, qui sont tantôt à comprendre en un sens large (recouvrant à la fois le symbole et l’indice), tantôt à comprendre au sens restreint de symbole, au départ les choses semblent assez claires. Chez l’homme, la voix peut former des symboles, c’est-à-dire des signes artificiels, institués, de choses extérieures à lui ou de « concepts d’affects ». Même les interjections sont dites signifier l’affect « non en tant qu’affect mais en tant que concept d’affect » (Ibid.) car elles sont susceptibles d’être reçues par institution et d’être ainsi produites “concepts significatifs”. En revanche, chez les bêtes qui en disposent, la voix ne peut signifier que quelque chose d’intérieur.
La difficulté de distinguer clairement entre son, voix et langage, d’une part, et entre indice et signe, d’autre part, renvoie à la difficulté de rendre compte des comportements et des capacités très hétérogènes que l’on constate chez les animaux. On remarque ainsi, chez plusieurs oiseaux, non seulement la capacité à utiliser plusieurs voix – quoiqu’Albert précise immédiatement qu’il s’agit là d’imitation – mais également la nécessité d’enseigner à leurs petits (et parfois, accidentellement, à des oisillons d’autres espèces) leur voix (De animalibus, IV, tr. 2, cap. 2). Cette nécessité fait écrire à Albert que, dans ce cas, « la signification de la voix n’est pas naturelle » ; à l’occasion, il la rapproche même du langage humain. Il semble donc que chez les animaux dotés de la voix, celle-ci soit bien plus qu’un simple indice. Par contraste, « les autres animaux ayant des affects émettent des sons indiquant leurs affects » (De anima, II, tr. 3, cap. 22).
Le chant semble être le lieu où, malgré l’absence de paroles, les oiseaux peuvent signifier quelque chose de complexe grâce à une certaine articulation de la voix – ou, du moins, une certaine modulation. Par ailleurs, le chant permet aux hommes d’exprimer et de susciter de façon particulièrement efficace des passions – sur le double mode, semble-t-il, du concept, c’est-à-dire d’un discours qu’on pourrait qualifier de « construit », et de l’affect, c’est-à-dire d’une expression « spontanée ». Ces constatations nous invitent à formuler l’hypothèse selon laquelle le chant serait la forme la plus élevée de l’expression de l’âme sensible. Cette hypothèse devra, notamment, être confrontée à un extrait du Super Matthaeum qui semble faire du chant une activité purement gratuite permettant d’exprimer la delectatio, considérée comme plaisir contemplatif, intellectuel et purement humain (Super Matthaeum, cap. 25). Ce sont les questions que nous nous proposons d’examiner dans le cadre de notre communication, à partir des différentes fonctions du chant, tant animal qu’humain.
- 17h45 – Jean-Marie Fritz (Univ. de Bourgogne), Écrire l’inarticulé : étude comparée des onomatopées animales en latin et dans les langues vernaculaires
Dans sa définition de la voix qui ouvre ses Institutiones, Priscien ajoute au critère de l’écriture (literata - illiterata) hérité de Donat celui de l’articulation (articulata - inarticulata), selon que la voix renvoie ou non à une volonté de signification de la part du locuteur. Priscien distingue en conséquence quatre types de voix : vox articulata et literata : la parole ; vox articulata et illiterata : le sifflement ou le gémissement d’un homme ; vox inarticulata et literata : le coax de la grenouille ; vox inarticulata et illiterata : le mugissement. L’inarticulé peut donc être scriptible comme le prouve le coax de la grenouille et, corrélativement, l’articulé peut être non-scriptible comme le gémissement douloureux de l’homme. Cette question de la voix, à première vue très théorique, devient curieusement le lieu où l’on peut s’interroger sur les rapports de l’homme et de l’animal : l’homme siffle comme le serpent et l’animal est capable d’émettre des cris scriptibles comme le coax de la grenouille. Le lexique latin se révèle de fait particulièrement riche en verbes désignant les cris des animaux terrestres et des oiseaux et l’on sait qu’un tiers des noms d’oiseau en latin sont d’origine onomatopéique.
Les langues vernaculaires se montreront bien plus pauvres en la matière. L’on n’y rencontre guère de listes de verbes à la manière de Suétone ou du poème 132 des Carmina Burana, comme si l’onomatopée relevait avant tout de la sphère savante et grammaticale. Il est symptomatique que la première liste importante de verbes décrivant la naturelle noise des toutes manere des bestes figure dans un texte anglo-normand à visée pédagogique, le Tretiz de Walter de Bibbesworth (fin du XIIIe siècle), manuel de conversation à destination des anglophones, lointain ancêtre de la méthode Assimil :
Vache mugist, gruue groule,
Leoun rougist, coudre croule,
Chivaule henist, alouwe chaunte,
Columbe gerist e coke chaunte,
Chate mimoune, cerpent cifle,
Asne rezane, cine recifle.
La plupart des manuscrits donne la traduction anglaise des différents verbes sous forme de gloses interlinéaires. La liste est pourtant bien réduite par rapport aux modèles latins, même si elle a le mérite d’innover en notant que la chatte mimoune. L’onomatopée animale est de fait plutôt rare chez les trouvères. Alors que le latin dispose d’une large palette de cris d’animaux souvent resémantisés - coax de la grenouille, cras du corbeau (qui remet à demain la conversion), cuc cuc du coucou, i-a de l’âne, mê ou bê du mouton -, la langue vernaculaire tardera à inventer ses propres signes ou, du moins, à les greffer dans un texte littéraire. Le cri du coq – quoquelicocq ou coquericoq - n’apparaît qu’à la fin du XVe siècle. On s’interrogera sur les raisons et les formes de ce différentiel entre la langue des clercs et les langues vernaculaires autour de l’onomatopée animale.
19h30 – Dîner au Campus Condorcet
Vendredi 25 octobre 2024 (matin au Collège de France, Paris ; après-midi à l'Institut catholique de Paris)
Session 3 : Éthologie
- 9h15 : Conférence inaugurale par Dominique Lestel (École normale supérieure, Dép. de philosophie, Paris), Qu’est-ce que l’éthologie philosophique?
L’éthologie philosophique est un nouveau domaine de la philosophie qui émerge vraiment dans les années 2000. Elle ne se réduit pas à une philosophie de l’éthologie, entendu au sens traditionnel du terme, mais cherche à déterminer qui est vivant, à quelles conditions, et comment les agents vivants partagent des communautés hybrides de partage de sens, d’intérêts et d’affects qui ne se réduisent pas à des écosystèmes biologiques. L’éthologie philosophique ne se restreint pas non plus aux animaux. Bio-agnostique, ses intérêts englobent aussi les végétaux, les champignons, certains artefacts pertinents (comme les idoles, certaines peluches, les IA), les esprits et les fantômes. Mon exposé va d’abord introduire brièvement l’éthologie philosophique et défendre trois thèses fortes : ce qui est vivant n’est pas réductible au biologique, ce qui est vivant varie dans l’histoire et une telle histoire est fondamentale pour comprendre les technologies émergentes contemporaines.
- 10h15 – Sébastien Derégnaucourt (Univ. Paris-Nanterre) : Que disent les animaux ? L’approche éthologique
Les animaux utilisent différents canaux pour communiquer. Les travaux de Karl Von Frisch sur la danse des abeilles ont ouvert la voie aux recherches sur les spécificités du langage humain et sur l’existence d’un langage animal. Les données historiques sont encore trop fragmentaires pour pouvoir explorer les aspects évolutifs du langage chez l’humain. La connaissance des autres modes de communications dans le règne animal peut nous renseigner sur cette histoire évolutive et mettre en évidence certaines homologies (héritage évolutif commun) et analogies (origine évolutive différente) avec le langage humain.
Au cours de cet exposé, je ferai un état des lieux des connaissances accumulées sur la communication vocale chez les vertébrés. Depuis plus d’un demi-siècle, les éthologistes disposent d’outils permettant d’explorer les aspects proximaux (ontogenèse, mécanismes) et ultimes (fonctions, évolution) des vocalisations. Différentes méthodes sont utilisées pour les décrire et les analyser. L’analyse spectrographique permet de transformer des sons en images et de mesurer différents paramètres acoustiques. Cette analyse permet aussi de manipuler les sons produits par les animaux et de synthétiser des stimuli sonores qui leur sont ensuite diffusés en milieu naturel ou en laboratoire, afin de mesurer leur réaction comportementale. Grâce à ces méthodes, on a découvert que les animaux communiquent différents types d’information avec des buts précis même si la question de l’intentionnalité est largement discutée. Ainsi, les animaux dès leur plus jeune âge peuvent quémander de la nourriture et répondre de manière appropriée aux cris d’alarme émis par leurs parents en cas de danger. Chez les oscines (oiseaux chanteurs), le chant peut être utilisé pour défendre un territoire, attirer et stimuler un partenaire sexuel ou faciliter les interactions dans un groupe social. Des variations géographiques qui ressemblent aux dialectes décrits chez les humains ont aussi été mises en évidence et constituent de véritables cultures vocales animales. La plupart des vocalisations sont des signatures vocales individuelles et peuvent renseigner les receveurs sur les motivations, les émotions et de manière plus générale l’état interne de l’individu émetteur. Les conditions contrôlées de laboratoire ont également permis d’étudier l’ontogenèse des vocalisations et de mesurer le rôle des influences sociales sur le développement vocal chez de nombreuses espèces. Dans notre laboratoire, nous utilisons des robots oiseaux comme tuteurs de chant pour de jeunes oiseaux, permettant ainsi d’appréhender le rapport entre les animaux non-humains et des entités non biologiques.
Ces dernières années ont été marquées par une analyse linguistique des vocalisations avec une renaissance de la zoosémiotique. L’avènement de nouveaux outils basés sur l’intelligence artificielle ouvre de nouvelles perspectives pour analyser et décrypter ce que les animaux disent et que nous n’avons pas été en mesure de comprendre avec les méthodes traditionnelles employées jusqu’à présent. Je terminerai cet exposé en discutant des avantages et des limites de ces nouveaux outils, à la fois au niveau conceptuel mais aussi au niveau éthique.
- 11h – Gérard Leboucher (Univ. Paris-Nanterre), À quoi les sons articulés par les animaux non-humains leur servent-ils ?
Jusqu’à récemment, il était largement admis que les vocalisations des animaux non-humains ne reflétaient rien d'autre que les émotions, comme la peur ou la colère, ressenties par leurs émetteurs. Il aura fallu les études en zoosémiotique, menées notamment par Peter Marler à partir des années 1980 pour commencer à remettre en cause une telle opinion. Ainsi, chez certains Cercopithèques, des singes de l’ancien monde, les cris d’alarme sont émis et modulés en fonction du contexte et provoquent des réponses appropriées : les singes regardent par terre lorsqu’ils entendent un cri « d’alarme au serpent », cela en l’absence de tout reptile. Si l’émission des cris d’alarme chez les jeunes est innée, l’acquisition de leur signification est une conséquence de l’apprentissage : les jeunes « racontent n’importe quoi », émettant des cris « d’alarme à l’aigle » à la vue de cigognes ou d’outardes, parfaitement inoffensives. Ils n’apprennent que petit à petit à émettre les cris d’alarme à bon escient.
Comme les cris d’alarme provoquent des réponses adaptées, ils sont qualifiés de « fonctionnellement référentiels » : un cri donné provoque une réponse comportementale adaptée mais rien ne nous dit que les individus qui produisent de telles réponses aient une représentation mentale du prédateur ainsi signalé. Pourtant, d’autres études menées sur des primates mais aussi chez la Mésange de Chine (Parus minor) vont plus loin et suggèrent que les animaux peuvent se représenter le prédateur qui a fait l’objet du signalement.
Par ailleurs, les cris d’alarme peuvent être émis, par des oiseaux, de manière trompeuse pour éloigner des compétiteurs que ceux-ci appartiennent ou non de leur espèce. Le Drongo brillant (Dicrurus adsimilis), un passereau africain pratique une « tromperie tactique » en mélangeant de vraies et de fausses alarmes et en imitant parfois les cris d’alarme d’autres espèces, ce qui semble démontrer une certaine agilité cognitive peu compatible avec un déterminisme uniquement inné des productions vocales.
Enfin, il faut aborder les notions de sémantique et de syntaxe dans les vocalisations animales. Des travaux, de plus en plus nombreux, montrent que des animaux, primates ou oiseaux, émettent des cris spécifiques ayant des significations distinctes et que certaines espèces combinent plusieurs cris significatifs dans des séquences syntaxiquement ordonnées qui acquièrent une signification pouvant différer de celle des éléments pris isolément. Des travaux montrent que les auditeurs sont sensibles à l’ordre d’émission des cris.
« L’homme dispose à la fois de la communication affective et de la communication symbolique. Toutes les autres espèces, sauf lorsqu’elles sont éduquées par l’homme, n’ont que la forme affective » écrivait le psychologue David Premack, en 1975. Considérant les nombreux travaux qui viennent d’être évoqués, il convient certainement d’adopter une position plus nuancée.
- 11h45 : Hélène Courvoisier (Univ. Paris-Saclay), La bioacoustique : étude scientifique des sons produits par les animaux
Issue de l’éthologie (étude du comportement animal), la bioacoustique s’attache à comprendre comment les animaux communiquent par le son. Les communications animales régulent nombre d’activité entre individus (alimentation, réaction face à un prédateur, alimentation, reproduction). Un panorama de la variété des sons produits sera présenté, suivi de la démarche scientifique d’étude du contexte et des fonctions d’émission des sons.
De nombreux animaux produisent des sons, mais peu doivent passer par une étape d’apprentissage de leurs vocalisations. La deuxième partie de la communication fera un focus sur de tels animaux : les oiseaux chanteurs. Je présenterai quelques travaux permettant de décoder les messages transmis lors d’interactions acoustiques entre oiseaux. L’importance de ces processus d’apprentissage, en tant que processus de transmission culturelle, sera finalement discutée, à l’échelle de l’individu et de l’évolution des espèces.
12h30 – Déjeuner
Session 4 : Renaissance
- 14h30 – Brigitte Gauvin (Univ. de Caen-Basse-Normandie), Jérôme Fabrice (XVIe s.), De brutorum loquela agere infructuosum non est… : le De brutorum loquela de Girolamo Fabrizio (1601)
Girolamo Fabrizio d’Acquapendente (1533-1619), connu en français sous le nom de Jérôme Fabrice, était anatomiste et chirurgien, lecteur de chirurgie à l’université de Padoue, auteur de plusieurs traités d’anatomie et de chirurgie dont une quinzaine connut une très large diffusion. Elève de Gabriel Fallope à Padoue, il fut aussi le professeur de William Harvey, avec lequel il collabora pour ses travaux sur la circulation sanguine. A côté de ses grands traités, il publia aussi un certain nombre de petits ouvrages sur des points précis d’anatomie, comme la vue ou la voix (De visione, voce, auditu tractatus, Venise, 1600). Le plus curieux d’entre eux est peut-être celui qu’il consacra en 1603 au langage animal après avoir, la même année, publié un autre traité sur la parole humaine, De locutione et eius instrumentis liber. Le De brutorum loquela est un traité en latin de 27 pages divisé en 6 longs chapitres : An detur loquela brutorum et quae qualisne ; In quo conveniat et differat loquela hominis a ceteris animalibus, tum vero caeterorum animalium inter se ; De usu loquelae animalium ; Quot modis animalia animi affectus inter se tum aliis manifestant ; Quomodo loquela brutorum ab hominibus intelligenda seu percipienda sit ; Quod sit instrumentum locutionis in brutis animalibus et quae praecipua in eo pars, quoue modo articuli a brutis formentur.
Nous nous proposons dans cette communication de présenter cet ouvrage qui nous semble peu connu. Jérôme Fabrice ne se pose pas la question du langage des animaux, qui est pour lui une évidence, mais entend démontrer de manière infaillible qu’il existe et aider les lecteurs à en comprendre la formation, la forme et la signification. En commençant par rappeler les thèses des auteurs antiques qui se sont intéressés à ce sujet (Aristote, essentiellement l’Histoire des animaux, Porphyre, le livre III du De abstinentia ab usu carnium, et Pline), il réfute d’abord les oppositions à cette thèse, puis s’attache à définir un certain nombre de termes et de notions ayant trait au langage. Il montre ensuite, par une réflexion fondée sur l’étude des analogies et des différences, dans quelle mesure le langage animal diffère nécessairement du langage humain. Puis il arrive à la présentation du contenu de ce langage animal, de ses fonctions, de ses formes et de la manière dont l’homme peut comprendre les animaux, pour peu qu’il ait quelques notions de ce qu’est l’esprit d’un animal et une bonne capacité d’observation. Il clôt enfin l’ouvrage par une présentation anatomique des organes de la parole et de leur fonctionnement qui corrobore la démonstration précédente. L’ensemble, très convaincant et sincère, est solidement étayé par des connaissances maîtrisées des textes antiques mais aussi par une grande abondance d’exemples concrets tirés d’une observation personnelle des animaux.
- 15h15 – Irène Salas (École des Hautes études en Sciences Sociales), L’étrange « voix humaine » du perroquet : perspectives zoo-poétiques à la Renaissance
La « sonosphère » du perroquet est impressionnante : il siffle, chante, piaille, grasseye ; il est capable de reproduire le son des instruments de musique et même les cris et jacasseries des autres animaux. Mais c’est de surcroît son extraordinaire aptitude à imiter la voix humaine qui ne laisse pas d’étonner les observateurs. Depuis Aristote, qui le nomme « l’oiseau à voix humaine », nombre d’auteurs de l’Antiquité et du Moyen Âge mettent l’accent sur son habileté à contrefaire les variations de timbre humain.
Philosophes et naturalistes de la Renaissance héritent de cette longue tradition, et s’émerveillent à leur tour des prodiges vocaux du psittacidé, lui conférant la « palme de l’éloquence » (Du Bartas). Entre l’oiseau bavard et l’être humain se nouent des liens très forts : communication interspécifique, amitié sensible, voire troublante porosité… Certains ressentent une telle complicité avec le compagnon à plume qu’ils s’éprouvent comme « cannibales », mangeurs de chair humaine, lorsqu’ils sont contraints à la psittophagie (Léry). D’autres, inversement, sont considérés comme des hommes-perroquets : mauvais poètes qui « cacquetent » et « cracquetent » (Du Bellay) ; dévots incultes qui « marmottent les Psaumes » (Érasme), réduisant la Révélation à un flatus vocis ; écoliers ignares ou courtisans serviles qui « usent de mots nouveaux qu’ils n’entendent point » (Estienne).
C’est dire combien le perroquet paraît ambivalent. D’où la vivacité des débats autour de ses performances imitatives : plate « mimophonétique » ? Simple « parolle exterieure » ? Ou bien faut-il reconnaître à l’oiseau, dans la lignée d’un Plutarque, une véritable ratocination et un « discours interieur » (Duret, Montaigne) ? Ceux des philologues et médecins de la Renaissance qui réfléchissent aux origines psycho-anatomiques du langage chez l’humain s’accordent à dire, après Pline et Élien, que s’il est possible d’éduquer un perroquet à la parole – en lui tapant notamment sur le bec – réciproquement, le petit enfant avec ses gazouillis répétés est semblable au perroquet qui n’a jamais parlé et se met soudain à formuler des mots dotés de sens – et non plus simplement expressifs (Joubert).
Aujourd’hui, les éthologues admettent que l’homo sapiens et le psittacus loquens sont des êtres de relation ; de ce fait, ils ont besoin d’engendrer des situations immédiates d’interlocution, ayant ainsi en commun la fonction phatique du langage. Mais pour les Renaissants, c’est un rêve de communication entre les hommes et les bêtes que le perroquet incarnait : tantôt il est le vestige d’une alliance perdue ; tantôt il est perçu comme dépositaire de la langue originelle de l’Humanité, sorte de babil anté-babélien. Appréhendant toutes les langues, et même les registres de langage, l’oiseau rare mêle plusieurs dimensions : temporelle – l’hier et l’aujourd’hui – ou spatiale – l’ici et l’ailleurs.
L’étonnant volatile revêt enfin une dimension métalangagière et cratylienne : se plaçant aux confins du langage articulé, il questionne les décalages entre res et verba, mais aussi entre l’écholalie (qui répète sans comprendre) et la glossolalie (qui invente sa propre langue). Tout au long du XVIe siècle, qui tend à délaisser le rossignol lyrique pour le perroquet artisan-linguiste, il devient le modèle des poètes, pourvus d’une liberté créatrice (Lemaire de Belges, Skelton).
À une époque où s’affirment les langues vernaculaires et la perte de l’Unité pré-babélienne, le perroquet polyglotte, au ramage et aux vocalisations bigarrées, dégonfle les baudruches du verbalisme et de la logolâtrie, devenant l’un des symptômes d’une crise du langage qui traverse toute la Renaissance.
16h – Pause
Session 5 : Patristique et Islam
- 16h-30 : Meyssa Ben Saad (Univ. de Tunis), Langage animal versus langage humain ou la distinction fasīḥ a‘ğam dans le Kitāb al-Ḥayawān d’al- Ǧāḥiẓ (776-868)
Le naturaliste arabe al-Ǧāḥiẓ (776-868) dans son ouvrage majeur le Kitāb al-Ḥayawān [Livre des Animaux], fonde la distinction homme/animal sur un certain nombre de critères, dont celui de la présence de la raison [‘aql] et du langage articulé ; l’homme s’exprime par un langage articulé et intelligible [faṣīḥ] et les autres animaux à travers un système de signaux leur permettant de communiquer entre eux [a‘ğam].
On retrouve également le terme mantiq (adj. nāṭiq) – qui se révèle comme une transposition des divers sens du logos grec - attribué à l’homme chez le savant basrien : « al-insān huwa al-ḥayy al-nāṭiq » (« l’homme est le vivant qui parle). Du point de vue philosophique, ce terme a trois acceptions : « le discours proféré par la voix, le discours établi dans l’âme qui réunit l’ensemble des intelligibles signifiés par les mots, enfin, la puissance de l’âme, naturelle en l’homme, par laquelle celui-ci se distingue de tout autre animal » (al-Farabi, Iḥṣā al-‘ulūm).
Toutefois, la notion de langage des animaux, mentionnée dans le Coran (S. XXVII, v. 16) et dans la poésie arabe anté-islamique, notamment chez Umaya ibn abi al-Salt (m. 632), qui a écrit sur le langage des oiseaux manṭiq al-ṭayr, est discutée et commentée par les savants arabes médiévaux. Al-Ǧāḥiẓ examine longuement cette notion (Ḥayawān, VII, 48-58) en la reconsidérant à travers l’analogie avec l’homme, appuyant donc la spécificité du langage intelligible, corollaire de la raison, chez l’être humain.
Dans cette communication, nous tenterons d’interroger la place, la fonction et la signification du langage animal chez al-Ǧāḥiẓ et quels arguments il mobilise pour distinguer le langage humain (fasīḥ) des autres langages animaux (a‘ğam) et comment ces derniers se caractérisent et se distinguent les uns des autres.
À la suite d’Aristote (De l’âme, II, 8, 420b 29-33), Albert le Grand considère que tous les animaux ne sont pas dotés de la voix. Il distingue celle-ci du son, selon un double critère matériel (relatif aux instruments nécessaires à sa production) et « formel » (elle s’accompagne nécessairement d’une signification, formée par l’imagination – ou, chez l’homme, par la raison). Ainsi, « tout son animal n’est pas voix […] : en effet, il arrive parfois que la langue émette un son que l’imagination ne forme pas, comme quand ceux qui toussent émettent des sons » (Albert le Grand, De anima, II, tr. 3, cap. 22). En revanche, « les voix sont toujours significatives : en effet, elles se signifient au moins elles-mêmes […] » (Peri Hermeneias, I, 2, 1).
De quelle signification s’agit-il ? Malgré un certain flottement dans l’usage des termes signum et significare, qui sont tantôt à comprendre en un sens large (recouvrant à la fois le symbole et l’indice), tantôt à comprendre au sens restreint de symbole, au départ les choses semblent assez claires. Chez l’homme, la voix peut former des symboles, c’est-à-dire des signes artificiels, institués, de choses extérieures à lui ou de « concepts d’affects ». Même les interjections sont dites signifier l’affect « non en tant qu’affect mais en tant que concept d’affect » (Ibid.) car elles sont susceptibles d’être reçues par institution et d’être ainsi produites “concepts significatifs”. En revanche, chez les bêtes qui en disposent, la voix ne peut signifier que quelque chose d’intérieur.
La difficulté de distinguer clairement entre son, voix et langage, d’une part, et entre indice et signe, d’autre part, renvoie à la difficulté de rendre compte des comportements et des capacités très hétérogènes que l’on constate chez les animaux. On remarque ainsi, chez plusieurs oiseaux, non seulement la capacité à utiliser plusieurs voix – quoiqu’Albert précise immédiatement qu’il s’agit là d’imitation – mais également la nécessité d’enseigner à leurs petits (et parfois, accidentellement, à des oisillons d’autres espèces) leur voix (De animalibus, IV, tr. 2, cap. 2). Cette nécessité fait écrire à Albert que, dans ce cas, « la signification de la voix n’est pas naturelle » ; à l’occasion, il la rapproche même du langage humain. Il semble donc que chez les animaux dotés de la voix, celle-ci soit bien plus qu’un simple indice. Par contraste, « les autres animaux ayant des affects émettent des sons indiquant leurs affects » (De anima, II, tr. 3, cap. 22).
Le chant semble être le lieu où, malgré l’absence de paroles, les oiseaux peuvent signifier quelque chose de complexe grâce à une certaine articulation de la voix – ou, du moins, une certaine modulation. Par ailleurs, le chant permet aux hommes d’exprimer et de susciter de façon particulièrement efficace des passions – sur le double mode, semble-t-il, du concept, c’est-à-dire d’un discours qu’on pourrait qualifier de « construit », et de l’affect, c’est-à-dire d’une expression « spontanée ». Ces constatations nous invitent à formuler l’hypothèse selon laquelle le chant serait la forme la plus élevée de l’expression de l’âme sensible. Cette hypothèse devra, notamment, être confrontée à un extrait du Super Matthaeum qui semble faire du chant une activité purement gratuite permettant d’exprimer la delectatio, considérée comme plaisir contemplatif, intellectuel et purement humain (Super Matthaeum, cap. 25). Ce sont les questions que nous nous proposons d’examiner dans le cadre de notre communication, à partir des différentes fonctions du chant, tant animal qu’humain.
- 17h15 : Nicolas Payen – Le souffle et la production de sons chez les animaux en Islam médiéval
Suivant la tradition grecque, les médecins et philosophes arabes érigent le nuṭq, assimilé tantôt à la raison, tantôt à la production de sons articulés, en différence spécifique de l’être humain. Quelle que soit l’acception choisie, les bêtes ne peuvent produire, dans leur représentation, que des sons inarticulés. Dans les sciences dites « traditionnelles », telles que les sciences religieuses et la philologie, en revanche, la production de sons articulés ne peut pas avoir toujours été l’apanage de l’être humain, puisque le Coran et certaines traditions attribuées à des autorités religieuses (les hadiths) font parler les animaux. Notre contribution se propose de préciser la nature du lien qui existe entre la production de son et le souffle de vie (rūḥ) chez les êtres animés au sein d’un corpus de sources arabes religieuses et philologiques produites durant les quatre premiers siècles de l’hégire (VIIe-Xe siècles) en Irak.
Dans les premières exégèses coraniques, en particulier chez Muqātil b. Sulaymān (m. 767, 772 ou 775), le souffle de vie semble notamment lié à la production de son, bien qu’il ne s’y limite pas. Les philologues irakiens du début de l’époque abbasside, qui s’appuient notamment sur des données lexicographiques collectées auprès des populations arabes bédouines, semblent épouser cette conception également. Par exemple, lorsqu’il rapporte que les Arabes distinguent les biens silencieux (ṣāmit) des biens qui produisent des sons (nāṭiq), lesquels correspondent aux animaux, le philologue al-Aṣmaʿī (m. 831) associe la production du son à la possession du souffle vital. La production de son n’implique pas ici un langage commun avec l’être humain. Ainsi que l’a montré Jeannie Miller, le polygraphe al-Ǧāḥiẓ (m. 868 ou 869), disciple d’al-Aṣmaʿī, reconnaît des éléments de communication animale qui diffèrent du langage humain dans leur degré de complexité. Néanmoins, sous la plume d’al-Ǧāḥiẓ, la nature du souffle vital paraît plurielle et la production de son ne semble pas constituer sa caractéristique principale. Le souffle vital est davantage associé aux différences spécifiques de l’animalité dans la tradition hellénisante : le mouvement et la perception sensorielle. La tradition philologique postérieure, représentée notamment par Ibn Durayd (m. 933) et al-Azharī (m. 980), considère toujours les animaux comme des êtres dotés du nuṭq.
Au sein de notre large corpus, certaines traditions religieuses apparemment discordantes, notamment une légende rapportée par Wahb b. Munabbih (m. 728 ou 732), semblent associer le souffle vital à l’être humain au premier chef. Notre réflexion nous conduira donc à nous demander dans quelle mesure la définition de l’animal comme un être doté de souffle vital suppose de considérer l’être humain comme le paradigme nécessaire de l’animalité. Nous confirmerons la théorie élaborée par Jeannie Miller à propos d’al-Ǧāḥiẓ selon laquelle la qualification des actes de communication des animaux se fait de manière analogique avec l’être humain.
- 18h30 – Conclusions du colloque
Samedi 26 octobre 2024 – Journée du réseau Zoomathia, Campus Condorcet, Humathèque, salle 2.11
INFORMATIONS PRATIQUES
Campus Condorcet, Aubervilliers (jeudi 24, samedi 26)
Collège de France (vendredi 25 AM) et Institut catholique de Paris (vendredi 25 PM)